Entretien avec Monsieur Fromentin

Scientifique à l’IFREMER et membre du comité scientifique de l’ICCAT sur les thonidés


Pourriez-vous vous présenter en quelques mots et nous dire quelles sont vos activités à la fois à l’IFREMER et à l’ICCAT s’il vous plaît ?

Je suis chercheur à l’IFREMER, j’ai fait une thèse avant tout il y a longtemps, déjà en écologie marine. Puis j’ai intégré l’IFREMER pour m’occuper entre autres choses du thon rouge à ce titre là je développe tout un tas de recherches sur le thon rouge. Ma spécialité c’est plutôt l’écologie quantitative, j’ai plutôt une tendance à aller du côté d’analyses du long terme, d’analyses de données sur la pêche, des données différentes qu’on avait sur le thon rouge et après mieux comprendre les dynamiques de population qu’on avait sur cette espèce, ce qui m’a conduit à diriger des tests sur les fluctuations à très long terme sur le thon rouge et on a pu mettre en évidence comme ça à partir des données de madrague qu’il y avait comme ça des fluctuations de l’ordre du siècle et plus sur cette population qui était d’ordre naturelle et qui était très importante. Et donc comme je suis à l’Ifremer et qui est un organisme de recherches appliquées j’ai une casquette aussi d’expertise, d’expert sur le thon rouge et de participation au comité scientifique de l’ICCAT, le SCRS, pour Standing Committee of research and statistics, c’est assez bizarre. C’est le comité scientifique de l’ICCAT, qui est une Regional Fisheries Management Organisation comme on dit en anglais, ce qui est différent de la cible par exemple du [ CEN que vous connaissez peut-être] c’est que ce n’est pas simplement un organisme scientifique mais aussi un organisme de gestion. Qui s’occupe à la fois des évaluations de stocks, qui définit les statistiques et de la gestion de tous les stocks de thons et d’espèces apparentées, tous les espadons, les poissons porte-épées maintenant les requins pélagiques aussi, de l’atlantique. Et dans ce cadre-là moi je participe au groupe de travail d’évaluation du thon rouge que je dirige, je coordonne depuis 2000. Pour le stock atlantique est et méditerranée, qui est le principal mais qui est celui qui nous intéresse ici. Parce que vous avez dû le voir il y a deux stocks pour le thon rouge atlantique, un stock est et un stock ouest comme vous avez dû probablement le voir.

Et le plus important c’est celui qui est en méditerranée justement ?

Voilà atlantique-est et méditerranée c’est environ 90 à 95% des captures et c’est du même ordre en niveau de biomasse.

Pour nous éclairer pouvez-vous nous dire combien représentent les autres thons rouges qui ne sont pas en méditerranée justement ?

Alors le SBT, le southern bluefin tuna, thon rouge du sud en français, Thunnus maccoyii en latin, c’est une espèce qui était à des niveaux de captures assez importantes, de l’ordre de 20000/25000/30000 tonnes dans les années 60-70, c’est le seul stock de thons où il est avéré qu’il y a eu une surpêche qui a introduit une forte diminution de la biomasse pour ne pas parler d’effondrement de stocks – on en est pas loin. C’est un stock qui est géré avec un quota strict depuis le début des années 80 mais qui ne s’est toujours pas reconstruit donc on a des niveaux de captures bien plus bas que le stock d’atlantique. Et on pense que la population est en partie dépeuplée, le stock continue à ne pas aller très bien et le niveau de recrutement année après année sont plutôt en baisse.

Le stock du pacifique, thon rouge du pacifique, qui est une autre espèce, Thunnus thynnus orientalis, le stock de thons rouges atlantique c’est Thunnus thynnus [ thunnus?], c’est vraiment une copie conforme de l’atlantique à ceci près qu’il est plus petit. Les tailles atteintes sont de l’ordre de 400/500 kg, alors que sur le thon rouge de l’atlantique on est à 800kg voire même la tonne. Donc sur l’espèce qui sinon partage les mêmes caractéristiques, les niveaux de captures sont un petit peu moindres, bien évidemment, puisqu’on a une biomasse accumulée un peu moins forte c’est une espèce qui croît moins en poids mais pareil y’avait des schémas de dispersion surtout pacifique, schémas migratoires, inter-pacifique etc.

La controverse actuellement se situe sur le stock méditerrané, l’autre stock est déjà tellement endommagé qu’il n’entre plus dans la controverse actuelle ?

Si y’a une controverse qu’est très forte parce que il y a eu une guerre entre japonais et australiens sur le niveau de déplétion etc. Ceci étant tout le monde s’accorde à dire que le stock de southern bluefin tuna va vraiment pas bien, et que c’est probablement un des exemples les plus criants d’effondrement, de diminution très fort de la biomasse, lié à de la surpêche. On n’a pas de cas de figures comme la morue d’atlantique par exemple ou le hareng d’effondrements de stocks liés à la surpêche, chez les grands pélagiques, du moins sur les thons je parle, sur les requins on s’en doute mais c’est un peu différent sauf le [ SDP?]. Ce qui faut savoir pour votre gouverne ce serait un truc important c’est à cause de cet effondrement et de cet encadrement très fort de la pêche du thon rouge du sud que les japonais se sont intéressés au thon rouge de l’atlantique. Et que le marché du sushi/sashimi est arrivé en quelque sorte sur le thon rouge en méditerranée à partir du milieu des années 80 puisque le thon rouge du sud ne pouvait plus suffisamment approvisionner le marché japonais. Il a donc commencé à être pêché très fortement à cause de cette demande de marché.

Alors, on voulait savoir aussi quels sont vos moyens de travail au sein de l’iccat et comment se passe le travail entre différents scientifiques de différentes nationalités qui n’ont pas les mêmes unités de mesures ni méthodes de travail ?

A l’ICCAT ça se passe comme toute commission internationale c’est-à-dire que c’est le groupe qui fait l’analyse et qui trouve un consensus normalement et le résultat est transmis dans un rapport et le rapport fait foi : c’est le rapport du comité scientifique. Donc sur le thon rouge on doit être, pff, c’est un des plus gros groupes ça, c’est un des plus polémiques, c’est là où y’a le plus de monde, c’est un groupe qui est dominé par la délégation américaine, européenne et japonaise, de moins en moins je dirais les japonais parce qu’ils ont tendance à se désengager de l’atlantique comme de l’indien pour se concentrer sur le pacifique. Et puis après y’a tous les pays du pourtour méditerranéen. En gros ce qui se passe c’est comme tous groupes y’a quelques leaders qui dirigent essentiellement groupe et puis après y’a des discussions avec l’ensemble du groupe, le groupe représente une quarantaine, cinquantaine de scientifiques de tous pays mais les analyses et le gros du travail est fait par une minorité de scientifiques parce que tout le monde n’a pas effectivement les compétences par exemple pour faire tourner les modèles d’évaluations. Mais toujours est-il que la décision se fait au niveau du groupe et à chaque fois que les modélisateurs font tourner les choses, y’a un rendu des modélisateurs qui expliquent, le groupe posent les questions et décident d’un processus consensuel. La chose importante qui faut savoir c’est que le groupe travail sur les données officielles remises par les différentes parties contractantes au secrétariat de l’ICCAT. On ne joue pas avec des données, on peut jouer avec des données adjacentes etc., mais c’est des données officielles de captures, d’efforts, de compositions en taille des captures qui sont gérés par le secrétariat de l’ICCAT qui a le personnel d’une dizaine de scientifiques qui s’occupent du data management, qui s’occupe aussi, nous aide sur l’aspect modélisation. Ça répond à votre question ?

Justement, on travaille de la même façon quand on mesure la population de thon rouge ou du marlin blanc par exemple ?

Y’a des différences. Y’a des différences entre groupes au niveau des modèles utilisés, alors ça ça vient d’une part de la culture des personnes qui sont dans les groupes hein et aussi d’autre part de la qualité des données que vous avez. Par exemple on prend le thon rouge et le marlin, puisque vous citez le marlin, on n’a pas du tout la même qualité de données sur les deux groupes. Bon sur le thon rouge on a beaucoup de données, bon y’a des problèmes de reporting, des problèmes de fausses déclarations etc. mais ceci étant mis de côté, ce qui est un grave problème hein je ne veux pas sous-estimer, mais cette partie des stocks de l’ICCAT qui sont data reach, y’a beaucoup d’études de part et d’autre de l’atlantique, y’a des suivis de flottilles qui sont très fins, de plusieurs flottilles, y’a pas mal de choses… sur le marlin par contre c’est une espèce qui est plutôt dans les pays en voie de développement, le marlin bleu est beaucoup pris sur l’arc des caraïbes pour lequel ce sont des pays qui ont tout simplement même pas de suivi de pêcherie bien évidemment et y’a des captures des marlins bleus. Donc dans ce cas-là vous êtes dans des situations de data poor, et vous ne pouvez pas faire appliquer le même type de modèles : vous êtes obligés d’appliquer des modèles beaucoup plus frustres, des systèmes d’évaluations qui sont un peu plus robustes mais plus frustres, on a une incertitude sur les données bien évidemment. Ceci étant y’a quand même chaque année une plénière scientifique à l’ICCAT et on a un chairman du SCRS qui essaye autant que faire se peut d’avoir le maximum d’homogénéité possible entre les groupes d’évaluation des différentes espèces.

Pour rentrer un peu dans le détail du dossier (compte-rendu du SCRS), j’ai remarqué un graphique où on voit que le poids moyen du thon rouge, qui avait tendance à décroître dans les dernières décennies, remontés vers le niveau des années 60, à 80kg. Est-ce que ça veut dire que le problème est en train d’être réglé ?

Nan nan nan, c’est une erreur qui est souvent commise par les ONG notamment. C’est de vouloir d’une part utiliser le poids moyen comme un indicateur de santé de la population. Avec l’idée que vous connaissez probablement très bien que la surpêche induit une diminution du poids moyen. Or ça c’est vrai pour des espèces que vous allez exploiter sur la même zone, sans changer de zone, et avec le type d’engins de pêche qui a le même type de sélectivité. Or ça c’est deux conditions qui sont totalement faussés sur le thon rouge puisqu’on a à la fois des changements de zones et avec la découverte de zones qui étaient peu ou pas exploitées avant donc ça veut dire à nouveau des poissons de grandes tailles, potentielles, et aussi et ça c’est crucial des changements de sélectivité monstrueuse, lié par des facteurs de marché, sushi/sashimi les japonais quand ils sont arrivés sur le marché ils vouaient des gros poissons, or les pêcheries méditerranéennes jusque dans les années 80, et notamment françaises, étaient essentiellement dirigées sur des pêcheries de plus jeunes poissons, de petits thons. Donc avec le marché sushi/sashimi ils ont commencé à pêcher dans les zones de frayères, sur les gros poissons, pour les reproducteurs, donc on a augmenté le poids moyen. Et puis dernière chose qui a vachement changer certaines sélectivité dans les dernières années c’est bien sur les mesures de gestion au premier rang desquelles la taille minime qui passait de 6,4 kg à 10 kg en 2002 et à 30 kg en 2007, ce qui fait que ça interdit, sauf dans quelques cas Adriatique et puis golfe de Gascogne, la pêche du juvénile de thon rouge. Et du coup si vous ne pêchez plus juvénile de thon rouge et bien le poids moyen augmente mais c’est uniquement en réponse à un type de sélectivité des flottilles qui répond elle-même à des changements de mesures de gestion. Donc pour le thon rouge le poids moyen est un indicateur avant tout de sélectivité de zones et de gestion de l’espèce, ça n’indique absolument rien sur l’état de santé de la population.

Et donc y’a pas mal de biais comme ça à prendre en compte mais c’est vrai que ça ne tombe pas sous le sens.

Oui sur le thon rouge c’est criant mais vous l’avez aussi sur d’autres espèces.

Pour continuer dans le détail, comment vous pourriez expliquer d’une manière assez simple, à l’homme de la rue qu’est-ce que c’est quel le MSY ?

De manière extrêmement simple le MSY est le niveau de capture maximal soutenable. Ça c’est la définition, Maximum Sustainable Yield. Voilà, c’est ce que vous pouvez obtenir de maximum en capture sans mettre en cause la durabilité de la population, sans la mettre en danger, en lui conservant un niveau de biomasse suffisant pour qu’elle puisse d’une part se reproduire et à se perpétrer, et d’autre part faire face éventuellement à des conditions adverses de l’environnement.

Peut-on dire que le MSY est fiable dans la mesure où certaines données recueillies auprès des pêcheurs sont peut-être non exactes, n’y a-t-il pas un problème de fiabilité ?

Alors, y’a deux choses. Le MSY c’est un point de référence hein. Un point de référence qui est dans la convention de l’ICCAT, nous en tant que comité scientifique on est obligé de se référer à ça. C’est la référence de gestion pour bons nombres de commissions thonières d’ailleurs et ça a même été reconnu par la convention de Johannesburg en 2002 comme étant le point de référence qu’il fallait respecter. C’est un point de référence qui est probablement trop petit dans le cadre de l’approche éco-systémique de pêche, y’a un très bon article de [Hillborn] là-dessus dans Fish’s research qui a quelques semaines que je vous encourage à lire si jamais ça vous intéresse, et probablement que le MSY pour une espèce donnée c’est que c’est pas bon pour la scène éco-systémique parce que y’a un pic trop by-catch par exemple de requins donc du coup il faut probablement pêcher plus bas que MSY si on veut aussi avoir de la répercussion faible et notamment très accessoire sur d’autres espèces. Ça c’est un autre problème mais peu importe je vous l’indique, parce que quand on ouvre MSY c’est un peu une boîte de pandore.

Justement, MSY c’est un calcul auquel tout le monde peut arriver avec sa propre méthode ? C’est avant tout un résultat ou un mode de calcul ?

C’est un résultat. C’est une estimation de référence que vous pouvez appréhender par différents moyens, c’est ça le problème. Bon il faut une relation stock/recrutement pour normalement estimer le vrai (S)MSY. Alors MSY c’est la capture maximale soutenable. A celle-ci correspond un effort de pêche, c’est le S-MSY et une biomasse à MSY. Donc ce que vous auriez à l’équilibre dans la population si vous pêchiez à MSY depuis des années et des années, ce serait la BMSY. Et si vous pêchez à MSY à l’équilibre vous auriez un effort qui peut se traduire par une mortalité par pêche à MSY, c’est SMSY qui sont les deux points de référence les plus couramment utilisés. Donc ce qu’on essaye de faire dans les organismes thoniers comme l’ICCAT c’est donc de recommander des diminutions de pêche de façon à atteindre SMSY ou BMSY en un certain nombre d’années… Vous avez bien suivi là-dessus ?

On peut l’estimer par différents moyens : soit on a une relation stock/recrutement on peut avoir directement le SMSY le problème c’est que souvent on n’a pas de relation stock/recrutement qui sont fiables donc on fait des approximations à partir du [ ???], vous avez entendu parler de ça ?

Répétez s’il vous plaît !

Enfin peu importe on a différents proxy, donc des estimations proches : notamment le S-max et le S-01, que vous avez dû voir dans les rapports. C’est deux proxy pour SMSY, mais il y en a un qui est optimiste l’autre qui est pessimiste, du moins conservateur si vous préférez. Donc un qui va être S-01 qui est un proxy de SMSY plutôt conservateur donc qui va entraîner une mentalité de pêche plus basse et donc une capture plus faible. Et S-max qui est un proxy de SMSY qui est optimiste, généralement quasiment du double de S-01 au niveau mortalité par pêche et qui peut entraîner des captures de l’ordre de 10/20/30% de plus que S-01. Donc nous pour différentes raisons, on a fait différents tests, on a fait des travaux de recherches et on a montré que S-01 était beaucoup plus robuste aux incertitudes divers et variées que vous pouvez avoir sur les données, ça ça rejoint la question que vous m’avez posé avant – le fait que les données de pêche ne soient pas parfaites par exemple. Mais aussi dans les processus, le fait que les stocks bougent. Le fait que les populations sont pas vraiment à l’équilibre, y’a des fluctuations naturelles dans les populations et donc on a montré dans un travail qu’on a fait avec des collègues anglais notamment que le S-01 était un point de référence plus robuste aux incertitudes que S-max et donc on a depuis l’an passé choisit à S-01 comme point de référence pour le thon rouge, comme proxy de SMSY. Et ça ça a des implications fortes ! Au niveau de capture du quota ça a des implications extrêmement fortes. Ça paraît très technique mais…

Ça touche à deux choses que nous aimerions approfondir : c’est d’une part le stock et d’autre part les probabilités. Le MSY c’est un résultat directement relié au TAC.

Attention c’est le TAC qui est relié au MSY et pas l’inverse.

Oui oui le TAC qui est relié au MSY. Et donc on fixe un TAC mais c’est toujours dans une optique de probabilités et on accepte une probabilité de 60%. Pourquoi cette limite, d’où vient-elle et qu’est-ce que ça veut dire scientifiquement. Est-ce que ça veut dire qu’on joue à pile ou face avec le thon rouge ?

Oui oui alors les probabilités… Soit vous avez des modèles vous les faîtes tourner dans un modèle déterministe. Donc vous avez une sortie, rien n’est probabiliste hein, tout est déterminé, et vous avez une sortie, une valeur. Et puis là vous pouvez dire bah voilà y’a pas de souci si mon TAC est de 10000 tonnes ou 20000 tonnes pour que j’arrive à SMSY d’ici 10 ans. Typique voilà c’est posé y’a pas de souci. Le problème est c’est qu’on sait qu’on a plein d’incertitudes sur plein de domaines. Adopter le modèle déterministe c’est quand même ne pas envisager certaines incertitudes. Alors ce qu’on fait c’est fait retourner le modèle mais avec des distributions de probabilités sur certains paramètres pour lesquels on a pas mal d’incertitudes. Du coup on se retrouve avec des centaines de milliers de sorties de modèle donc c’est infernal et donc on a une distribution de SMSY du coup, d’accord. Et donc vous avez distribution de probabilités pour tous les paramètres d’intérêt. Et donc faut savoir avec quel niveau d’incertitudes vous voulez gérer. Donc en statistiques la chose avant qu’on proposait c’était de gérer à 50%. Pourquoi 50% ? Ça veut dire simplement que vous voulez être au moins sûr que dans la moitié des cas… en moyenne plutôt vous allez arriver à l’objectif que vous vous êtes fixés… ce qui fait 100. C’est-à-dire qu’en moyenne de tous les scénarios possibles je veux arriver à mon objectif qui est SMSY dans 10 ans. Donc on prenait toujours 50%. Et le problème c’est que c’est le résultat en moyenne. Si vous prenez à 90%, bah à 90% ça va être extrêmement contraignant. Parce que si vous avez des taux de distribution très fort bah pour arriver à 90 ou 95% ça veut dire que vous allez avoir quasiment des TAC à 0 pendant 20 ans quoi. Ce n’est quasiment jamais faisable. Et en plus ça fait pas 100. Le but quand vous vous fixez un objectif de gestion, c’est d’y arriver en moyenne de tous les cas possibles. Avec une certitude de 100% c’est impossible, ne serait-ce que par la variabilité naturelle du processus. Donc c’est comme de dire le risque zéro, ça n’existe pas. Et d’arriver à un objectif de gestion à 100% c’est pareil que le risque zéro ça n’existe pas. Donc scientifiquement, la seule chose qui fait sens vraiment c’est 50 %, c’est-à-dire d’y arriver en moyenne, de l’objectif en question, en moyenne de tous les scénarios. Le problème c’est que les managers ont pas bien compris ça, ce côté scientifique, et puis ils ont dit « bon on va être plus précautionneux on va le mettre à 60% » (exclamation) Du coup on a mis le doigt dans un engrenage… où les managers se sont mêlés de science alors qu’ils auraient mieux fait de pas, et ils ont changé les niveaux de références scientifique, donc ça a généré plein de malentendus, de mauvaise compréhension, y compris de la part des ONG sur ce sujet-là.

Comment on a défini le stock de référence, enfin la biomasse d’origine ?

Vierge ?

Oui voilà, comment on a obtenu cette estimation ?

Bah voilà il faut une relation stock/recrutement, c’est ça le problème on a du mal mais en gros vous faites tourner des modèles d’évaluation vous avez une idée en générale des modèles de biomasse dynamique ça vous dit quelque chose ?

Euh… on commence à essayer de comprendre !

On a des biomasses… on a des modèles de dynamique de population qui a partir des données de captures, de données d’effort, de données de composition en taille des captures vous permet de recréer le nombre de population, l’abondance qu’il y a en mer de cette population. Ok ? Y’a aussi d’estimer la mortalité par pêche générée par cette pêche, d’accord ? Donc après ce que vous faites c’est que vous faites tourner les modèles en disant « bah je vais aller sur une pêche avec une mortalité qui est égale à zéro » donc je me replace dans des conditions vierges en quelques sortes et je fais tourner le modèle pendant quelques temps et je vois que ma biomasse s’équilibre et ce niveau de biomasse qui s’équilibre sans pêche c’est ce qu’on considère le niveau de biomasse vierge.

Donc si j’ai bien compris le simple fait de changer par exemple dans le modèle la taille de la maille des filets ça aurait un impact sur l’effort de pêche et sur tout le MSY ?

Ça peut, ça peut, ça peut. Normalement c’est relativement robuste à ça mais ça peut. Le problème c’est que ça veut dire qu’on comprend bien la relation entre le nombre de reproducteurs et le nombre de recrues qu’il en sort. Or le nombre de recrues qui viennent d’une population vierge sans pêche ou d’une population diminuée n’est pas le même. Généralement vous avez un beaucoup plus grand succès de reproductions lorsqu’il y a moins d’individus parce que vous n’avez pas de phénomènes de densité-dépendance. Et les phénomènes de densité dépendances dans les populations naturelles c’est des phénomènes qui permettent de réguler les populations. Or, la pêche supplée la régulation naturelle de population, puisque la pêche retire un certain nombre d’individus. Le problème, c’est qu’on en retire trop. Mais si on n’en retire pas trop on prend en quelque sorte ce qui serait régulé naturellement par les populations. En faisant nos prospections comme ça, en faisant tourner le nombre de recrues que l’on aurait sans pêche, probablement qu’on surestime la taille de la population parce qu’on ne tient pas compte des phénomènes de densité-dépendance, qu’on ne peut pas mesurer, c’est ça le problème !

Une autre question est-ce que lors des pêches ou dans le MSY on tient compte du sexe du poisson qui est pêché ? Cela peut-il avoir un impact sur la reproduction de l’espèce ?

On en tient compte que si on a un dimorphisme sexuel fort dans la population. Ça arrive pour certaines espèces, pour le thon rouge comme les thons en général on en tient pas compte parce qu’on considère qu’on n’a pas de dimorphisme sexuel fort au niveau de la croissance.

Quand les 48 membres de l’ICCAT votent pour établir les quotas, qui sont de 12900 tonnes cette année, pour vous quelle est l’influence réelle, votre poids en tant que scientifique face à la puissance des politiques et leurs intérêts économiques qui agissent en dernier ressort en fait ?

Alors là faut refaire un bref historique ! ça fait treize ans que je travaille à l’ICCAT donc on va dire que je m’y connais. En gros en général, dans les commissions, les politiques sont en général cyniques et l’avis scientifique, ils se torchent avec. ça, c’est le truc de base. Malgré tout, les choses ont changé progressivement, car si c’était le business as usual qui l’avait toujours emporté, en gros les lobbys de pêche qui emportaient toujours le morceau, donc les TAC, les quotas, l’histoire du CEM ont toujours été plus élévés que ce que préconisait les scientifiques et évidemment on est arrivé à un moment comme toujours dans ce genre de situation à l’effondrement du stock, une surpêche, des rendements qui diminuent de plus en plus, des investissements de pêches qui ne sont pas rentabilisés et un effondrement de stocks. Les ONG là-dessus nous ont rendus service, je suis loin d’être toujours d’accord avec elles mais là elles nous ont vraiment rendus service sur le thon rouge, c’est que c’est exactement ce qui s’est passé : on avait préconisé un maximum de 25 000 t en 1998 et en 2002 l’ICCAT a déterminé des quotas entre 30 000 et 35000 bon c’était un peu au-dessus mais surtout, et c’était ça le pire, sans vraiment se soucier d’implémenter dans les pays des mesures de gestion, ils ne faisaient aucun contrôle : ce qui fait qu’au lieu d’avoir 25 000 t comme préconisé on avait 50 000 t de pêche, donc le double du quota scientifique ! Est arrivé ce qui est arrivé : des taux de capture qui ont vraiment diminué, de vrais problèmes sur certaines zones et puis une surpêche avec des taux de mortalité qui s’envolaient littéralement. Et c’est parce que les ONG ont pris notre avis scientifique, ont dit que : « regardez, les politiques de l’ICCAT n’écoutent même pas les propres avis de leurs scientifiques, c’est une gestion calamiteuse par plein d’aspects, y’a même pas de contrôle, c’est de la triche généralisée etc. C’est un vrai marché noir, que l’opinion publique a commencé à être sensibilisée par la force de frappe notamment de WWF et de Greenpeace que les politiques ont commencé à s’occuper de l’avis scientifique. Nous on l’a vu sur le thon rouge : en 2006 ils ont commencé à nous regarder plus sérieusement et depuis 2008-2009 ils font vraiment attention à l’avis scientifique. Mais il a fallu passer par ça c’est-à-dire une crise politique majeure et le fait que l’enjeu de la CITES était passé par là et la fermeture des pêcheries si jamais le thon rouge était interdit au commerce international pour vraiment que les politiques changent. Les scientifiques avaient vraiment très très peu de poids mais quand les crises se déclenchent que ce soit pour le thon rouge ou partout l’avis scientifique est un peu mieux considéré car le seul moyen de sortir de ce système là c’est d’avoir une gestion un peu plus rationnelle.

Existe-t-il un consensus scientifique sur l’avenir du thon rouge aujourd’hui ?

Y’a un consensus scientifique, nous on pense, et je pense qu’il est le plus grandement partagé, sauf certains scientifiques proches des ONG, en tout cas au niveau de l’ICCAT on a un consensus qui dit qu’il y a eu un risque d’effondrement jusqu’en 2006/2008 qu’il fallait vraiment faire quelque chose. On ne savait pas quand mais on avait là un effondrement à terme. Et ce qu’on constate depuis deux ans c’est un véritable effort de gestion et de mise en application des règlementations ET de contrôle de ces réglementations, notamment par la communauté européenne, depuis 2008 et que ça commence à porter ses fruits et on a ça avec des observations directs de « nids aériens ? » et de pas mal de pêcheries à travers le monde où on voit une augmentation des juvéniles de thons rouges assez fort en méditerranée montrant qu’on s’éloigne du risque d’effondrement, que la population va mieux et qu’il faudra encore probablement dix ans d’efforts pour pouvoir la reconstruire à des niveaux correspondant au MSY ! Encore dix ou quinze ans pour revenir à des niveaux vraiment soutenables, qui seraient plus haut d’ailleurs de ce qu’on a connu pendant vingt ou trente ans puisque la population était déjà en partie surpêchée… bon le thons rouges est pêché depuis deux mille ans donc c’est aussi une vieille histoire la pêche au thon rouge. C’est un avis consensuel au niveau de l’ICCAT. Pour les scientifiques, proches des ONG, qui nous disent qu’on va pêcher le dernier thon rouge demain, ils nous disent ça depuis quatre ans donc bon, c’est peu crédible. Ils sont là plus dans une idéologie que dans le factuel.

Peut-on parler d’une collusion entre l’IFREMER et les lobbies pêcheurs ?

Certainement pas ! Faut pas faire attention à ça, j’étais moi-même la bête noire des pêcheurs, j’ai reçu des menaces etc. Maintenant ce sont les ONG qui m’accusent, c’est de la diffamation, ça n’a aucune importance. On a aucun intérêt d’être avec ou contre les pêcheurs. Quand on est envoyé à l’ICCAT on est envoyé en tant qu’expert indépendant, on ne représente pas la France et c’est pareil pour mes collègues qu’ils viennent du Japon et d’autres pays etc. Il n’y a absolument aucune collusion. On est pris entre l’enclume et le marteau : on est ni pro-pêcheur ni pro-ONG donc dès qu’on dit quelque chose favorable aux uns ou aux autres les réactions sont contraires, bref c’est n’importe quoi.

Existe-t-il une alternative au MSY et trouve-t-on des scientifiques qui le contestent ?

Oui, le débat existe entre les scientifiques. Moi j’ai écrit des papiers sur le problème du MSY qui est une valeur en quelque sorte à l’équilibre. Or si on considère qu’on n’a pas d’équilibre dans les populations car elles fluctuent naturellement c’est une valeur qui peut être en partie biaisée donc c’est un des problèmes parmi d’autres. D’autres ont montré que si le MSY peut-être pertinent sur la population visée si une pêcherie a des pratiques qui ne sont pas soutenables pour l’écosystème alors elles ne seraient pas soutenables même si elle est censée l’être pour l’espèce en question. Donc le MSY n’est pas une panacée, y’a des discussions pour savoir comment on peut mieux tenir compte des effets sur les habitats par exemples. Un autre problème, c’est les données vérolées malgré le marquage ou les observations aériennes ou des situations de data poor parce que ce sont des pêcheries de pays pauvres donc dans ces cas-là c’est très dur d’évaluer le bon MSY. Donc soit comme un fait on peut essayer de rendre plus en plus robuste le modèle aux incertitudes sur les données soit utiliser des méthodes qui se passent carrément du MSY, où on est plutôt sur des systèmes empiriques de gestion avec des indicateurs qui sont pas MSY.

C’est plutôt ce que prônent les ONG, des systèmes empiriques ?

Dans les situations de data poor, c’est évident que c’est ce qu’il faut faire. Pour des espèces data rich comme le thon rouge c’est moins évident. Ça peut se discuter et ça se discute à l’heure actuelle.

Et la place de la CITES dans tout ça : que pensez-vous de la position il vaut mieux reprendre la pêche plus tard en interdisant l’exploitation de l’espèce que de repeupler les océans ?

J’avais réagi au fait qu’il y avait une instrumentation de certaines ONG sur certains chiffres scientifiques. Moi j’avais fait des évaluations d’expertise pour la France sur le thon rouge ce n’était même pas pour l’annexe I mais pour la II parce que ça dépendait du point de référence qu’on prenait. Soit on prenait le niveau le plus haut jamais observé, sur le thon rouge on remontait à 60 ans en arrière on va assez loin c’est pas mal mais ça reste faible par rapport à l’historique de la pêcherie. Soit alors par rapport à un niveau théorique qui est la biomasse vierge, ce dont on avait parlé avant. Le problème c’est qu’on a une telle incertitude c’est qu’on avait tous les cas de figures possibles ! Soit on était à un niveau de déplétion en moyenne de l’ordre de 30% ce qui fait qu’on était largement au-dessus des critères de la CITES (de 15 % sur le thon rouge) ; soit on était à 1% de la biomasse vierge, et ça depuis 60 ans ! Et dans ce cas-là on aurait était éligible à l’annexe I mais ça ne faisait pas sens au niveau scientifique car il y aurait eu effondrement. En-dessous de 5% on estime que les risques d’effondrement sont extrêmement élevés. Les ONG ont mis en quelque sorte l’éclairage que par rapport à la biomasse vierge mais je voulais rappeler que dans certains cas ce n’était pas vrai.

Maintenant pour savoir si l’espèce serait mieux gérée par l’ICCAT ou la CITES, je sais pas.Personnalement je pense que la CITES n’a aucune expérience sur les espèces exploitées de poissons, donc faudrait savoir comment elle aurait pu le mettre en évidence. Est-ce que les états membres auraient mieux respecté leurs engagements auprès de la CITES que de l’ICCAT je ne sais pas. Mais par ailleurs il fallait voir effectivement comment l’ICCAT avait géré de manière calamiteuse le thon jusqu’en 2008/2009. L’ICCAT ne pouvait pas donner des leçons, c’est le moins qu’on puisse dire sur la gestion du thon rouge. En tant que scientifique ça ne relève plus de moi je n’avais pas d’avis là-dessus, mais si il y a une vraie volonté de gérer le thon rouge que ce soit sous l’ICCAT ou la CITES ça peut se faire. Mais à mon avis c’était pas un problème de drapeau mais un problème de volonté politique.